Vu dans Ouest-France
Quand la violence se banalise...
par Jean-Claude Pierre

Il y a une différence fondamentale entre cultiver la terre et l'exploiter. Ce sont là des faits qualitativement différents. Ils le sont bien évidemment pour la nature qui les subit, ils le sont aussi pour l'homme qui les accomplit. L'agriculture et l'élevage, parce qu'ils s'exercent sur le vivant et non sur de la matière inerte, ne peuvent, sans risques majeurs, être totalement subordonnés aux logiques et aux méthodes qui se sont imposées dans l'industrie.

Il y a, en effet, non pas une simple différence de degré, mais bien une différence radicale: une différence de nature entre une étable ou un poulailler, et les ateliers " hors-sol " qui caractérisent l'élevage industriel. Dans les uns, on élève des animaux, dans les autres on s'oriente vers ce qui apparaît de plus en plus comme une simple transformation des protéines végétales en protéines animales... Dans ces " ateliers ", logique oblige, les notions de productivité, d'uniformisation, de standardisation l'emportent rapidement sur toutes les spécificités du règne animal qui doit alors se plier aux impératifs de la technique. Le clonage en sera le stade ultime...

Cette subordination progressive des terroirs, des paysages, des sols, des cours d'eau et, d'une manière générale, de l'ensemble du vivant aux seules contraintes de la rentabilité immédiate conduit peu à peu à un incontestable durcissement des relations de l'homme avec la nature. Cette évolution n'est certes pas l'apanage de l'agriculture, mais, comme l'a fort bien dit Eloi Leclerc, " la férocité "rationnelle " avec laquelle l'homme moderne traite la nature se retourne contre lui et se retrouve dans ses rapports avec ses semblables... ".

D'où une banalisation insidieuse et progressive de la violence, perçue comme le moyen normal de résoudre les problèmes de société. On ne produit plus pour " nourrir la vie " mais, essentiellement, pour s'approprier " l'arme alimentaire " et ainsi dominer les marchés. Cette violence, froidement planifiée par les firmes transnationales, a pour corollaire l'élimination systématique des agriculteurs insuffisamment " performants ".

Ni les agriculteurs, qui sont finalement les premières victimes de cette évolution qui les dépasse et que, dans leur majorité, ils subissent, ni les citoyens ne doivent se résigner à cette violence: leur passivité assurerait, à coup sûr, le triomphe de la " main invisible du marché " sur toutes les valeurs qui fondent une civilisation.