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Jean-Claude Lefeuvre dénonce à nouveau les pollutions agricoles
LA QUALITE DE L'EAU CONTINUE A SE DEGRADER

Jean-Claude Lefeuvre (1) dénonce depuis 30 ans la pollution des rivières et nappes phréatiques. Menée avec le World Wild Fund (WWF), sa dernière étude démontre que, sourds à ses mises en garde, nous continuons à gâcher nos ressources on eau potable.

Voir : Seule l'agriculture est en cause?

Interview recueillie par Serge POIROT

Il y a vingt ans déjà, vous alertiez les pouvoirs publics sur la dégradation de la qualité de l'eau. En 1981, nous avions pris un échantillon de onze départements sur l'ensemble du territoire, et de trente communes par département, les mêmes qu'aujourd'hui. Je constatais déjà la dégradation des eaux brutes (rivières, lacs, nappes phréatiques…) un peu partout. Prés de deux millions de personnes recevaient une eau impropre à la consommation à cause des teneurs en nitrates et 27% de la population rurale à cause de la qualité bactérienne. A l'époque, les pesticides n'étaient pas considérés comme un problème. On n'a commencé à s'y intéresser qu'en 1990.

A lire vos conclusions, on comprend qu'en vIngt ans, les choses ne se sont pas arrangées. En ce qui concerne les rivières ou les nappes, on poursuit sur la lancée. La qualité continue à se dégrader du fait des nitrates et des pesticides. A partir de 1990, on s'aperçoit du poids des directives de Bruxelies. Des efforts sont faits pour rester juste en-dessous des normes de potabilité. On dilue des eaux de mauvaise qualité avec des eaux de meilleure qualité; on ferme les captages les plus mauvais pour en trouver de meilleurs. Certaines communes sont obligées d'augmenter la capacité des usines de traitement en ajoutant des unités de dénitrification, de charbons actifs pour lutter contre les pesticides. Autrement dit, le curatif l'emporte sur le préventif. On essaie de rester dans la légalité mais on ne s'attaque pas aux causes du problème.

Quelle réflexion cela vous inspire-t-il? C'est la fuite en avant. On se dirige droit dans le mur. De captage fermé en captage fermé, de tentative de dilution en tentative de dilution, on continue à laisser se dégrader la ressource en eau brute. Donc, il va arriver un moment où l'on n'aura plus de possibIlIté. Saint-Brieuc est obligée d'aller chercher de l'eau dans le haut Blavet pour diluer les eaux du Gouessant qui ne sont pas d'une très bonne qualité. Quand l'opération a été lancée, le haut Blavet avait une eau de bonne qualité. Maintenant, elle évolue vers une qualité plus ou moins médiocre. Ainsi, on a mis en place, à grands frais, toute une infrastructure dont l'efficacité sera peut-être temporaire. On n'a pas encore compris qu'on s'est lancé dans quelque chose d'insoutenable. Prés de 8 millions de porcs en Bretagne, c'est comme si vous aviez installé, sur une faible partie du territoire, une agglomération de 24 millions d'habitants, sans station d'épuration.

Comment expliquez-vous cet aveuglement? L'économique l'emporte sur "la vie de la cité". Quand on se lance dans une opération d'intensification de l'agriculture, il faut en analyser les conséquences sur le plan environnemental et de la collectivité d'une manière générale. Quand on peut démontrer, comme ça a été fait en baie de Saint-Brieuc, que les nitrates de l'agriculture n'arrivent pas seulement dans l'eau du robinet mais aussi dans les rivières et sur le littoral où ils sont responsables de 200000m3 d'algues vertes, alors on est obligé de conclure à l'échec d'une vision du développement régional.

Seule l'agriculture est en cause? Il y a aussi en France une organisation de la politique de l'eau qui favorIse le laxisme. Au moins trois ministères sont concernés (Agriculture, Environnement, Santé) avec chacun une envie de défendre sa boutique, plutôt que d'avoir une vision interministérielle. Et on a confié la gestion de l'eau au ministère de l'Environnement, celui qui a le plus petit budget ! Un exemple du manque de coordination: on sait que les bandes enherbées, le long des rivières, limitent les transferts de pesticides. Et pourtant, tous les jours, des prairies humides, en bordure de rivière, sont transformées on champs de maïs. Vous n'allez pas me dire que ce n'est pas facile de décider: il n'y aura plus de subvention pour les champs de maïs en bordure de rivière. C'est d'intérêt public. En revanche, subventionner les céréales à l'hectare, sans aucun contrôle, est tout à fait aberrant.

Vous pensez que le pouvoir a peur d'affronter les agriculteurs? Oui. Mais je nuance. Cette agriculture intensive, on l'a imposée aux agriculteurs. Une partie des agriculteurs bretons sont pratiquement devenus des ouvriers de l'agroalimentaire.

Quand vous désignez l'agriculture comme responsable de la dégradation de la qualité de l'eau, vous visez donc l'industrie agroalimentaire. Tout à fait. On ne peut pas tenir pour responsable les agriculteurs à qui on impose un modèle, dont ils ne peuvent pas sortir. D'ailleurs des agriculteurs de plus en plus nombreux, n'acceptent plus d'être montrés du doigt comme des pollueurs et jouent le jeu en réinventant une nouvelle forme d'agriculture, plus respectueuse de l'environnement.

Vous pensez que l'opinion publique devance les politiques? Tout à fait. Je constate que nous importons 70% des produits de l'agriculture biologique demandés par les consommateurs. Ça veut dire qu'il y a de la place en France pour une agriculture moins polluante. En plus, les Français acceptent de payer un peu plus cher pour un produit de qualité. Profitons-en pour sortir de l'impasse!

Où est le frein? Comme pour arrêter une locomotive, il y a de l'inertie. La loi sur l'eau de 1992 faisait état de l'obligation rapide de mettre sur pied les Sage (schémas d'aménagement et de gestion de l'eau) pour que tous les usagers se retrouvent autour d'une table. Huit ans plus tard, trois seulement ont été créés, alors qu'il devrait y en avoir 300 ou 400.

Cela fait maIntenant longtemps que vous lancez la même alerte... Oui. Dès les années 70, avec les rivières bretonnes. Récemment, un petit signe est passé inaperçu: un magazine de consommateurs a publié des analyses qui montrent, pour la première fois, qu'il y a des pesticides dans l'eau minérale. C'est la certitude que, petit à petit, on récupère les résultats d'une politique désastreuse depuis plus de trente ans en matière de gestion des eaux. Si personne n'est capable de comprendre que c'est une véritable bombe à retardement, ce n'est pas la peine de continuer à faire une croisade pour l'eau pure.

(1) Directeur du laboratoire d'évolution des systèmes naturels et modifiés à l'université de Rennes 1, Jean-Claude Lefeuvre est aussi professeur et directeur de l'institut d'écologie et de gestion de la biodiversité au Muséum d'histoire naturelle. Président du conseil scientifique de l'institut français pour l'environnement (IFEN), il est encore président du comité scientifique du WWF France. Il est l'auteur de 278 publications scientifiques de portée internationale. En 1999, il a publié, chez Actes Sud, un petit ouvrage accessible au grand public sur la baie du Mont-Saint-Michel.

 

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