L'impossible transparence
de l'eau

par Benoît Hopquin et Martine Orange dans Le Monde

Voir : DES DÎMES PRÉLEVÉES

L'EAU EN FRANCE est-elle condamnée à rester trouble? Dominique Voynet, ministre de l'environnement, souhaitait redonner confiance à des Français de plus en plus soupçonneux avec une nouvelle loi sur l'eau, lancée en 1998. Il s'agissait alors de « renforcer la démocratie et la transparence dans le secteur ». Deux ans et quatorze avant-projets plus tard, le grand dessein s'est transformé en un simple texte technique et incompréhensible.

Entre-temps, des groupes de pression ont oeuvré dans les couloirs ministériels pour affadir la réforme. Les agriculteurs ont été les plus virulents dans la contestation, mais pas forcément les plus convaincants. Les agences de l'eau et les industriels du secteur, très au fait des arcanes administratifs et politiques, ont mené une efficace campagne. Leurs arguments ont été si bien entendus que le projet a déjà plusieurs fois manqué finir dans les cartons. Il a fallu que Dominique Voynet use de la menace pour avoir le droit de présenter un texte.

L'avant-projet de loi entend réparer certains faits choquants. Il a inscrit le principe d'un service minimum de l'eau pour les plus démunis, en cas de non-paiement. De même, le texte prévoit la suppression des dépôts de garantie lors des raccordements. Il a également prévu de clarifier la notion de provisions pour le renouvellement des infrastructures. Ces sommes étaient jusque-là gérées par les opérateurs privés. En profitant du flou légal, Vivendi a ainsi empoché, en 1997, 10 milliards de francs de plusvalues, au détriment des communes.

Le ministère de l'environnement souhaite aussi moderniser le système des agences de l'eau. Plusieurs rapports de la Cour des comptes et du Plan soulignaient le vieillissement d'un dispositif créé en 1964. Au fil des ans, ces organismes, distribuant plus de 10 milliards de francs par an de subventions, se sont développés sans contrôle strict et transformés en outil de clientélisme. Désormais, leur budget sera soumis au Parlement, mais seulement tous les six ans.

La grande réforme n'ira pas plus loin. Les multiples problèmes d'environnement, d'aménagement du territoire, de développement économique durable, qui sont apparus depuis la rédaction de la demière loi sur l'eau en 1992 semblent oubliés. Quelles sont les mesures à prendre, dans Ies dix ans à venir, pour protéger les ressources et la qualité de l'eau de plus en plus mises à mal? Comment faire face aux conséquences sur l'environnement d'un développement agricole, mais aussi Industriel et urbaniste mal maîtrisé? Que faire pour restaurer la confiance des citoyens et redonner une transparence à la politique publique de l'eau? A toutes ces questions, peu de réponses.

Le projet de loi se contente d'une lecture.administrative et conservatrice de la gestion de l'eau et des problèmes d'environnement. Le principe pollueur-payeur, sans cesse proclamé dans la législation française et sans cesse bafoué, est à nouveau réaffirmé mais n'est guère étayé dans le contenu. Au nom des spécificités géographiques des ressources, le texte ne s'attaque pas aux distorsions manifestes existant d'une région à l'autre. Il conteste mollement les choix qui ont été faits au cours des vingt dernières années au profit des agriculteurs et des industriels et au détriment des particuliers.

Pourtant la grogne monte parmi ces derniers, tant sur le montant que sur la qualité de ce qui leur est fourni. En Bretagne et dans d'autres régions, des consommateurs refusent de payer leurs factures. Ailleurs, des associations portent plainte devant les tribunaux contre ce qu'ils estiment un racket organisé. En cinq ans, le prix du mètre cube a augmenté de 21 %. Or, selon un rapport de l'Institut français de l'environnement (IFEN), la proportion de personnes buvant régulièrement l'eau du robinet est passée de 72 % en 1989 à 58 % en 2000. La France ne parvient plus à remplir les obligations de qualité des anciennes directives européennes, alors que se profilent aujourd'hui des seuils de potabilité encore plus drastiques.


DES DÎMES PRÉLEVÉES

Au prétexte de décentralisation, le marché de l'eau est aujourd'hui anarchique. Il existe en France 15000 types de tarification. Le prix moyen, environ 17 francs le mètre cube, ne signifie rien , puisque l'échelle des prix varie de un à sept. La multiplication des intervenants et des dîmes prélevées par chacun a rendu le système incompréhensible et inéquitable, quand elle n'a pas ouvert le champ aux malversations.

Un haut conseil des services publics de l'eau et de l'assainissement devait être chargé de rationaliser les contrats et de surveiller la gestion de l'eau. Pour ce faire, il devait être doté, dans les premières ébauches, d'un pouvoir de police. Cette arme lui a été retirée sous la pression conjointe d'éIus locaux et d'industriels. La nouvelle structure n'aura plus qu'un pouvoir d'information.

il a fallu négocier avec ceux que le système favorisait jusqu'où ils étaient prêts à abandonner leurs privilèges. L'industrie augmenterait sa cotisation de 200 millions de francs. Les agriculteurs, qui consomment 70 % de l'eau, notamment pour l'irrigation, mais ne contribuent qu'à 1 % de la redevance pollution, se sont également vu réclamer un effort. La profession a finalement accepté de payer entre 500 millions et 800 millions de francs (contre 100 millions actuellement)... mais négocie une augmentation proportionnelle de leurs subventions. La part des simples usagers passerait, selon les calculs du ministère de l'environnement, de 90 % à 70 %. De quoi faire réfléchir ceux qui hurlent déjà à l'égalitarisme. Le simple usager continuera bien de payer pour les autres, comme il le fait déjà pour les traitements des nitrates et des pesticides, qui lui coûtent 2 francs par mètre cube.


Les agences de l'eau, qui organisent la répartition des redevances entre les différents utilisateurs, ne
voient guère clarifier leurs missions ou assigner des obligations de résultats. L'avant-projet perd son temps
en calculs incompréhensibles afin de définir quels seront les taux de la redevance pollution jusqu'en 2008 ! En revanche, il reste muet sur les moyens à mettre en oeuvre pour restaurer la qualité de l'eau en Bretagne, qui justifierait un programme d'aide nationale. Il n'évoque pas non plus les principes d'une nécessaire politique de prévention et d'économie de l'eau.

Il faudra pourtant bien que l'État français ait le courage de s'attaquer en profondeur à l'organisation d'un secteur si peu limpide.

 

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