Le long voyage d’Akira Yoshedi
Le
Ishokumaru n’était pas ainsi, le Ishokumaru était lavé, gratté, peint et repeint
dans tous ses coins et recoins. C’est peut-être la vue de ce bateau d’un gris
discret amarré à un quai de Yokohama, un bateau net, solide qui avait décidé
Akira Yoshedi à signer. D’ailleurs, c’était un bon contrat pour un matelot comme
lui: un aller et retour bien payé vers…quelque part. Une affaire pour qui remplissait
les conditions: nationalité japonaise (on n’acceptait pas les étrangers), casier
judiciaire vierge, expérience. Il fallait aussi être discret, éviter les questions
sur la marchandise transportée, le trajet exact, le port d’arrivée.
Le
navire partait à vide, on chargerait sans doute en Europe. Où précisément? Seul
le capitaine savait. Les marins en discutaient interminablement pendant les
longues heures d’ennui entre deux services quand ils tuaient le temps en jouant
aux cartes.
Un
soir, le capitaine les rassembla : l’arrivée était imminente, le navire resterait
peu de temps à quai et personne, absolument personne, ne serait autorisé à descendre
à terre. C’était toujours le mystère. Mais les marins comprirent qu’ils approchaient
d’un port français, Cherbourg peut-être.
Ce
fut en pleine nuit qu’ils accostèrent, les lumières du port faisaient briller
les quais lavés de pluie où des cars de police formaient des masses luisantes
et sombres. Les marins s’endormirent au bruit des bottes. Des patrouilles circulèrent
toute la nuit. Le navire était bien gardé, mais pourquoi?
Le
lendemain vers midi les marins entendirent des clameurs lointaines. Les policiers,
casqués, armés de matraques et de boucliers, s’étaient massés contre la forte
grille qui séparait le quai de la ville. Au-delà on pouvait apercevoir une foule
porteuse de banderoles écrites avec ces drôles de caractères européens impossibles
à comprendre. Les clameurs continuaient. Des jeunes hommes escaladaient la grille,
tombaient sous les matraques, on les bousculait dans les cars de police. Les
flashes des photographes de presse scintillaient. Soudain, la foule poussa un
cri triomphal, au sommet d’une haute grue une longue banderole se déployait,
d’interminables applaudissements retentirent tandis que les audacieux qui avaient
réussi le coup saluaient, le bras levé. Puis la foule se dispersa ne laissant
qu’une petite arrière-garde qui semblait surveiller les lieux.
Pour
Akira et ses camarades ces événements pouvaient paraître absurdes Le bateau
était vide et eux-mêmes n’étaient que de simples marins. Seul le chargement
futur pouvait expliquer la situation.
Dans
la même nuit le signal qui appelait aux postes de travail retentit. Arrivés
sur le pont, les marins constatèrent que les grilles s’étaient ouvertes. Sous
une forte protection policière, une colonne de camions pénétrait sur le quai.
Enfin, on allait savoir! Mais l’espoir d’Akira fut déçu. Quand les camions se
furent rangés le long du navire, il apparut que chaque véhicule portait un unique
bloc de métal cubique, énorme, entièrement gris, sans le moindre signe distinctif,
une sorte de coffre-fort colossal, hermétique et anonyme. Quelqu’un monta à
bord pour parler au capitaine et très vite le chargement commença.
Au loin, de l’autre côté des grilles, l’agitation reprenait. Surgie de nulle part la foule était revenue, les banderoles s’agitaient sous la pluie dans la faible lueur des réverbères, des hauts parleurs hurlaient des mots incompréhensibles. La police était de nouveau massée à la grille, en tenue de combat. Et les grues du port pêchaient les énormes coffres que les soutes illuminées du navire avalaient sans bruit... La foule impuissante salua d’une tempête de hurlements et de sifflets la disparition du dernier coffre. Puis on n’entendit plus que les haut-parleurs qui scandaient sans fin les mêmes syllabes. La foule restait sur place, comme résignée, sentant que le départ du navire était proche.
En
effet, déjà, on détachait les amarres. Les moteurs grondèrent et très lentement,
le Ishokumaru se détacha du quai. Tout était fini. Le retour s’annonçait sans
histoire.
Tout
n’était pas fini. Alors que le navire manœuvrait lourdement dans le port, deux
Zodiacs surgirent de la nuit portant des équipages vêtus de combinaisons blanches.
Les faisceaux de leurs projecteurs ne lâchaient pas le navire prêt à se fondre
dans la nuit. Les Zodiacs tournaient vertigineusement autour du Ishokumaru.
Des femmes hurlaient dans des porte-voix. Les marins ébahis ne comprenaient
toujours rien. Soudain un mot fulgura dans la tête d’Akira: « Plu-to-nium! ».
Maintenant, il le comprenait ce mot sans cesse répété: « Plu-to-nium! Plu-to-nium! ». La foule au loin avait repris ses cris:
« Plu-to-nium! Plu-to-nium! ».
Le
Ishokumaru sortit du port, houspillé jusqu’en haute mer par les Zodiacs.
Le
chemin du retour parut interminable. Les marins n’osaient pas parler entre eux
du chargement mortel qui gisait là sous leurs pieds. Si quelqu’un répétait leurs
paroles, qu’adviendrait-il?. Alors ils jouaient aux cartes, sans desserrer les
dents.
Ce
fut de nuit qu’ils accostèrent au Japon. Des cars de police luisaient sous la
pluie. Au bout du quai, derrière les rangs de policiers, une foule silencieuse
brandissait des banderoles.
Pierre Lallemand